L'âme est de la nature d'un miroir planocylindrique; un Dieu tout
puissant a fait le côté plat de ce miroire et ensuite le démon a fait
l'autre côté qui a une forme cylindrique. Le côté plat représente
les objets au naturel et tels qu'ils sont véritablement; mais le côté
cylindrique doit nécessairement, selon les règles de la catoptique,
représenter les vrais objets faux et les faux objets vrais. Que le
cylindre étant beaucoup plus grand et plus large, reçoit et assemble
sur sa surface une plus grande quantité de rayons visuels : que par
conséquent tout l'art et le succès du mensonge politique dépend du côté
cylindrique de l'âme.
Après avoir bien considéré la vaste étendue de la surface
cylindrique de l'âme et le grand penchant qu'ont tous les hommes de ces
derniers temps à croire les mensonges, je suis persuadé que le moyen
le plus efficace pour combattre et détruire un mensonge est de lui
opposer un autre mensonge.
Le penchant de l'âme vers la malice est un effet de l'amour-propre
ou du plaisir et de la satisfaction secrète que nous avons de trouver
les hommes plus méchants, plus lâches, plus méprisables et plus
malheureux que nous-mêmes : et la passion qui nous entraîne vers le
merveilleux, procède de l'inactivité de l'âme ou de son incapacité
à être mue par les choses vulgaires ou communes et y prendre le
moindre plaisir. Le mensonge politique est l'art de convaincre le
peuple, l'art de lui faire accroire des faussetés salutaires et cela
pour quelque bonne fin.
Il faut plus d'art pour convaincre le peuple d'une vérité salutaire
que pour lui faire accroire et recevoir une fausseté salutaire.
Une abondance de mensonges politiques est une marque certaine de la
liberté anglaise. Il y a trois sortes de mensonges : le mensonge de
calomnie, le mensonge d'addition ou d'augmentation, le mensonge de
translation. Le mensonge d'addition donne à un grand personnage plus de
réputation qu'il ne lui en appartient et cela pour le mettre en état
de servir à quelque bonne fin ou à quelque dessein qu'on a en vue. Le
mensonge de détraction, de médisance, de calomnie, ou le mensonge
diffamatoire, est celui par lequel on dépouille quelque grand homme de
la réputation qu'il s'est acquise à juste titre de peur qu'il ne s'en
serve au détriment du public. Enfin, le mensonge de translation est
celui qui transfère le mérite d'une bonne action d'un homme à un
autre homme.
Quand on attribue à quelqu'un une chose qui ne lui appartient point,
il faut concerter le mensonge, de façon que la chose ne soit pas
directement contraire et opposée aux qualités connues de la personne :
par exemple, un menteur politique, pour peu qu'il sache son métier,
n'ira pas dire en parlant d'une assemblée de protestants, que le Roi de
France y était présent; ni qu'à l'exemple de la Reine Elisabeth, il
restitue à ses sujets le surplus des taxes; il n'ira pas dire non plus
que l'Empereur paye deux mois d'avance à ses troupes, ni que les
Hollandais payent plus que leur quote-part; il ne présentera pas la même
personne comme zélée, en même temps pour entretenir une armée sur
pied et pour la liberté publique.
S'il est absolument nécessaire de donner à quelqu'un de bonnes
qualités accessoires pour lui faire honneur d'un mérite qu'il n'a pas,
il faut apprendre à ne pas les lui donner "in extremo gradu",
au souverain degré. Par exemple, s'il s'agit d'un avare que vous voulez
faire passer pour généreux, n'allez pas lui faire donner tout d'un
coup cinq mille livres; c'est une générosité, une charité, une dépense
dont il n'est pas capable; vingt ou trente livres suffiront d'abord,
c'en est bien assez pour lui. Est-il question d'un homme dont
l'ingratitude envers ses bienfaiteurs n'est que trop connue, ne venez
pas nous dire qu'il récompense un pauvre de quelque service, ou de
quelque bon office qu'il en a reçu il y a trente ans; la chose n'est
pas probable et nous ne la pouvons croire; mais supposez-le
reconnaissance envers un homme qui lui a déjà rendu quelques services
et qui est en état de lui en rendre encore d'autres plus essentiels,
pour lors votre mensonge trouvera quelque créance. De même, si vous
parlez d'un homme dont le courage personnel est suspect, n'en faites pas
d'abord un foudre de guerre qui enfonce et chasse devant lui des
escadrons entiers; donnez-lui seulement le mérite d'un homme turbulent
qui excide du bruit dans les compagnies où il se trouve et qui jette
une bouteille à la tête de son adversaire.
Par mensonge merveilleux, j'entends tout ce qui passe les degrés
ordinaires de vraisemblance. Par rapport au peuple, le meurveilleux se
divise en deux espèces : celui qui sert à épouvanter et à imprimer
la terreur, et celui qui anime et encourage, qui sont, l'un et l'autre,
extrêmement utiles lorsqu'on sait les employer dans les occasions où
ils conviennent. Quant au mensonge dont on se sert pour jeter l'épouvante
et imprimer la terreur : une de ses règles est qu'il ne faut pas
montrer trop souvent au peuple des objets terribles, de peur qu'ils ne
lui deviennent familiers et qu'il ne s'y accoutume. Il est absolument nécessaire
qu'on serve une fois l'an, du Roi de France et du Prétendant pour épouvanter
le peuple anglais, mais il fait après cela remettre les ours à
l'attache jusqu'à un an.
Un mensonge d'épreuve est comme une première charge qu'on met dans
une pièce d'artillerie pour l'essayer; c'est un mensonge qu'on lâche
à propos pour sonder la crédulité de ceux à qui on les débite. Tels
sont certains points de la créance des sectes que l'on peut regarder
comme des articles d'épreuve: proposez-les à quelqu'un, s'il y mord et
s'il les gobe une fois, vous êtes sûrs qu'il digérera toute autre
chose que vous lui proposerez. C'est pour cela que le parti des
"Wighs" se conduit sagement en éprouvant quelquefois la crédulité
du peuple par des choses incroyables pour se mettre en état de juger
plus sûrement jusqu'à quel point on peut lui en imposer et de quel
fardeau ils pourront le charger dans la suite.
Les mensonges de promesse que font les grands, les personnes riches
et puissantes, les Seigneurs, ceux qui sont en place, se connaissent à
la manière : ils vous mettent la main sur l'épaule, ils vous
embrassent, ils vous serrent, ils sourient, ils se plient en vous
saluant; ce sont autant de marques qui doivent vous faire connaître
qu'ils vous trompent et qu'ils vous en imposent. Vous reconnaîtrez de même
leurs mensonges en matière de faits, aux serments excessifs qu'ils vous
font à plusieurs reprises.
Lequel des deux partis, des "Wighs" ou des
"Tories", est-il le plus habile est le plus versé dans l'art
du mensonge politique ? J'avoue que c'est quelquefois l'un, quelquefois
l'autre, dont les mensonges politiques sont mieux reçus et trouvent
plus de créances, mais je reconnais toujours qu'ils ont, l'un et
l'autre, de grands génies parmi eux. J'attribue les mauvais succès des
uns et des autres à la trop grande quantité de mauvaises marchandises
qu'ils veulent débiter tout à la fois : CE N'EST PAS LE MEILLEUR MOYEN
D'EN FAIRE ACCROIRE AU PEUPLE QUE DE VOULOIR LUI EN FAIRE AVALER
BEAUCOUP TOUT D'UN COUP ; quand il y a trop de vers à l'hameçon, il
est difficile d'attraper des goujons.
IL FAUT QUE LE PARTI QUI VEUT RÉTABLIR SON CRÉDIT ET SON AUTORITÉ
S'ACCORDE À NE RIEN DIRE ET Ã NE RIEN PUBLIER PENDANT TROIS MOIS, QUI
NE SOIT VRAI ET RÉEL. C'EST LE MEILLEUR MOYEN POUR ACQUÉRIR LE DROIT
DE DÉBITER DES MENSONGES LES SIX MOIS SUIVANTS. Mais j'avoue qu'il est
presque impossible de trouver des gens capables d'exécuter ce projet.
IL N'Y A POINT D'HOMMES QUI DÉBITE ET RÉPANDE UN MENSONGE AVEC
AUTANT DE GRÂCE QUE CELUI QUI LE CROIT. La règle de la société doit
être d'inventer chaque jour un mensonge, quelquefois deux et dans le
choix de ces mensonges, il faut avoir égard et faire attention au temps
qu'il fait et à la saison où l'on est: les mensonges pour épouvanter
et imprimer la terreur font des merveilles et produisent de grands
effets dans les mois de novembre et de décembre, mais ils ne font pas
si bien et n'ont pas tant d'efficacité en mai et en juin, à moins que
les vents d'Est ne règnent alors.
Il faut qu'il y ait une peine ou amende imposée à quiconque parlera
d'autre chose que du mensonge du jour.